
À force de forcing, de soumissions à des AMI (Appels à Manifestation d’Intérêt), et d’intrusions dans divers ateliers, j’ai fini par me faufiler auprès d’un organisme très vénérable dans le domaine de l’aide humanitaire. Oui, j’y ai ma place au mérite (d’ailleurs, réunion demain). Mais est-ce qu’il était vraiment nécessaire de passer par toutes ces procédures pour qu’une architecte locale puisse se faire une place ? Bien sûr que oui. Et encore, je suis dans « la salle d’à côté ».
Cela dit, le téléphone aura rarement sonné pour beaucoup d’entre nous. Pour être tout à fait honnête, à part cette occurrence en 2016, je n’ai reçu qu’une seule autre requête liée à une étude sur la vulnérabilité de Madagascar face aux cyclones. En résumé : on m’a appelée, j’ai accepté d’intégrer un consortium en tant que consultante, signé un contrat, demandé à Sandra, ma consoeur architecte, de m’aider (elle a fait un excellent boulot), remis nos livrables… et nous n’avons jamais été rémunérées. Quand le projet est sorti, aucune trace de nos travaux.
Alors si ce monsieur me lit, qu’il se rassure : malgré cette période très frustrante où il n’a jamais décroché son téléphone, de l’eau a coulé sous les ponts. Au moins, nous avons élargi nos connaissances et avons cette simili impression d’avoir contribué à quelque chose de noble.
Il y a un vrai problème de reconnaissance de l’expertise locale … par les locaux eux-mêmes. Et pourtant, un architecte local a des compétences précieuses et spécifiques, particulièrement dans des contextes comme celui de Madagascar, où la vulnérabilité face aux catastrophes naturelles est parmi les plus élevées au monde. Voici pourquoi :
1. Prévention et conception résiliente :
* Madagascar subit en moyenne 3 cyclones majeurs par an, touchant environ 720 000 personnes chaque année (source : Banque mondiale). Ces cyclones entraînent des dégâts matériels qui coûtent jusqu’à 4 % du PIB annuel.
* Un architecte joue un rôle clé dans la conception de bâtiments capables de résister à des vents de 200 km/h et plus, en intégrant des solutions techniques telles que des toitures ancrées, des structures parasismiques.
2. Analyse des risques et aménagement du territoire :
* Les zones inondables à Madagascar couvrent environ 10 % de la surface habitable, avec des conséquences désastreuses pour les populations. Les architectes participent à l’identification et à la classification des zones à risque grâce à des études topographiques et géotechniques.
* Ils proposent des schémas d’aménagement durables, favorisant des implantations hors des zones à risque ou l’utilisation de systèmes de drainage adaptés.
3. Reconstruction post-catastrophe :
* Après un cyclone, environ 80 % des habitations détruites (source : ReliefWeb) sont reconstruites sans expertise technique, ce qui les rend vulnérables à la prochaine tempête. Les architectes peuvent intervenir pour coordonner des reconstructions standardisées, conformes aux normes parasismiques et aux bonnes pratiques de durabilité, en partenariat avec des ingénieurs et des organisations locales.
4. Planification urbaine durable :
* À Madagascar, plus de 70 % des logements urbains (source : Global Facility for Disaster Reduction and Recovery (GFDRR)) sont informels et mal construits. Les architectes sont des acteurs essentiels dans la régularisation et la planification des zones urbaines pour éviter des installations dans des zones dangereuses.
* En créant des quartiers bien pensés, avec des infrastructures adaptées et des logements résistants, on réduit les impacts des catastrophes tout en améliorant la qualité de vie.
5. Formation et sensibilisation :
* En tant que professionnels locaux, les architectes peuvent former les communautés à des techniques de construction résiliente. Par exemple, enseigner aux artisans locaux comment construire des toitures solidement fixées ou intégrer des matériaux renouvelables qui s’adaptent au climat local.
Intégrer les architectes locaux dans des projets de prévention et de reconstruction nécessite des démarches spécifiques et structurées. Voici des moyens concrets et éprouvés pour y parvenir :
1. Mise en place de plateformes collaboratives locales :�Créer des plateformes regroupant architectes, ingénieurs, urbanistes, et décideurs locaux pour centraliser les expertises disponibles. Ces plateformes permettent :
* L’identification des compétences locales adaptées aux besoins spécifiques des projets.
* Une meilleure coordination entre acteurs locaux et internationaux.
* L’organisation de concours locaux ou d’appels à projets pour mobiliser les talents régionaux.
2. Intégration des architectes dans les phases initiales :
* Impliquer les architectes locaux dès la phase de conception des projets, au lieu de les limiter à des rôles d’exécution. Cela garantit que les solutions proposées tiennent compte des réalités sociales, économiques et climatiques locales.
* Les inclure dans les études préliminaires, notamment dans les analyses des risques (cartographie des zones inondables, identification des matériaux résistants disponibles sur place).
3. Adaptation des Appels à Manifestation d’Intérêt (AMI) :
* Réserver un pourcentage des lots des projets aux cabinets ou professionnels locaux, comme cela se fait dans certains programmes internationaux.
* Simplifier les exigences administratives et financières pour permettre aux cabinets locaux de participer, tout en favorisant les collaborations avec des structures internationales pour des projets de grande envergure.
4. Formation et transfert de compétences :
* Organiser des ateliers de formation technique pour renforcer les capacités des architectes locaux. Ces formations peuvent inclure :
* Les normes de construction parasismiques et paracycloniques.
* L’utilisation de nouveaux matériaux durables, comme les blocs de terre compressée ou les fibres végétales.
* Les logiciels et outils modernes pour la modélisation et la planification urbaine.
* Ces formations doivent être accompagnées de certifications reconnues pour valoriser les compétences acquises.
5. Promotion de partenariats locaux-internationaux :
* Encourager les consortiums qui associent des cabinets locaux à des structures internationales. Cela permet un partage de savoir-faire, tout en garantissant que les projets bénéficient d’une expertise ancrée dans les réalités locales.
* Des partenariats bien conçus permettent également d’augmenter la visibilité des architectes locaux sur la scène internationale.
6. Participation des architectes locaux dans la supervision des projets :
* Une fois les plans validés, les architectes locaux doivent être impliqués dans la supervision des travaux. Leur présence sur le terrain garantit que les méthodes de construction et les choix de matériaux respectent les spécifications initiales et s’adaptent aux contraintes locales.
7. Renforcement des réseaux locaux d’architectes :
* Investir dans des réseaux professionnels nationaux ou régionaux pour fédérer les architectes autour de problématiques communes, telles que la résilience climatique ou la durabilité.
* Ces réseaux peuvent également faciliter le partage d’informations, comme les retours d’expérience ou les avancées technologiques applicables localement.
Les bénéfices concrets de ces procédés
1. Efficacité accrue : Les projets sont mieux adaptés aux réalités locales, ce qui réduit les erreurs coûteuses et les délais liés à des solutions inappropriées.
2. Réduction des coûts : L’utilisation de matériaux locaux et la mobilisation d’experts du pays diminuent considérablement les dépenses liées aux importations et à la logistique.
3. Pérennité des infrastructures : Les bâtiments et infrastructures conçus avec l’implication d’experts locaux répondent mieux aux contraintes climatiques et culturelles, garantissant une meilleure durabilité.
4. Valorisation de l’expertise locale : En impliquant directement les professionnels du pays, ces procédés renforcent leur reconnaissance et leur crédibilité à l’échelle nationale et internationale.
À l’image de ce que je vois dans les pays voisins, il y a une dépendance excessive à l’aide et aux expertises venues d’ailleurs. Et au bout du compte, si on ne fait rien rapidement (comme créer une école d’architecture locale), la situation ne fera qu’empirer. Vous découvrirez peut-être qu’un architecte peut apporter quelque chose de concret et d’efficace à vos process et méthodologies. Et si, en plus, cet expert est local, parle la langue du pays, pas besoin de cette lourde logistique servie façon #yabufé dès qu’un vazaha débarque. Cyclones et inondations ne sont pas les seules causes de notre position en bas du classement des pays les moins performants. Le problème, c’est surtout notre incapacité à nous relever et à construire dans la durabilité.
Et ça, les amis, c’est précisément du ressort des architectes.
photo : Jogany en vadrouille circa 2012