« citer ici une expression bien pédante pour placer le niveau du débat » mais je n’ai plus trop de souvenir de l’ouvrage de Christian Norberg-Schulz, Genius Loci, 1980, donc je laisserai à Rado la tâche de réécrire cette intro à sa sauce. Dans cette conversation, nous allons définitivement exclure le “tout-béton” et ne parler que de projets qui mettent en valeur une utilisation performante et durable, tout en intégrant la fonctionnalité et les valeurs culturelles dans le jeu entre la technologie, l’esthétique et les traditions. Le polystyrène, tout comme le ciment, sera donc exclu lorsque leur usage dépasse leur destination initiale : soit un apport dans l’isolation thermique pour le premier, et un rôle fondamental en structure et résistance pour le second. On ne parlera donc pas de la beauté intrinsèque du parpaing versus l’exploit du panneau de polystyrène. Ou bien, peut-être, si un wannabe Tadao Ando intervient et me persuade que la caresse lisse d’un mur bétonné dans un pays très peu sismique puisse rivaliser avec la douceur d’un mur en pisé. Je ne sais pas, il faudrait voir.
Pour avoir travaillé avec des entités religieuses, je peux affirmer avec certitude que ce sont celles qui ont la plus grande ouverture d’esprit par rapport au Parti Architectural. Mais qu’est-ce que c’est que ça déjà, dis donc doudou ? Ce terme n’existe même pas dans les TDR des marchés publics à prestation intellectuelle pour les études en conception architecturale et technique. Comme le tongolo gasy qui est fady sur certains sites de l’Imerina, on imagine qu’un contrat serait attribué simplement parce que l’individu aura cumulé les points du barème sans avoir prononcé une seule fois des expressions liées à la qualité, à la correspondance entre le programme et les besoins, à l’expertise dans l’assemblage des techniques et matériaux… Un peu de poésie, quoi. OK. La voie royale du concours en architecture (rémunéré bien sûr) restera la plus consacrée. Mais essaie un peu de changer un texte réglementaire des marchés publics pour voir…
Pour en revenir donc à la maîtrise d’ouvrage privée ayant produit ce bâtiment au cœur d’Analamahitsy : mais qu’il est digne et beau dans son refus de céder aux pressions urbaines qui finiront assurément par le désacraliser. Un bâtiment digne dans un environnement hostile, c’est puissant. Kenneth Frampton aurait certainement salué cet effort de résistance aux influences globalisantes, en soulignant que « l’acte de construire résiste, au moins partiellement, à l’imposition homogénéisante de l’économie globale. » (Towards a Critical Regionalism: Six Points for an Architecture of Resistance, 1983). Voici véritablement la cathédrale dans le village, comme on aimait bien appeler ces équipements en dur, qu’il s’agisse d’une nouvelle EPP ou d’un Fokontany manarapenitra capable à eux seuls d’influencer tout un mouvement architectural en mode soft power pour des desseins politiques non avoués. Un peu comme à l’époque du colonialisme merina ou français, où leurs traces étaient bien marquées dans des sites bien élevés pour bien signifier la présence du dominateur. Donc, essentiellement, que signifierait, architecturalement et spirituellement, une boîte en parpaing ciment aux couleurs criardes, perchée sur une colline étêtée par du vandalisme environnemental en mode “terre d’emprunt”, dans un acte violent de mitage sauvage ?
Pourquoi cette église, qui dialogue très efficacement depuis des décennies avec la très belle cité intégrée d’Analamahitsy, n’a-t-elle pas influencé les autres boîtes à quincaillerie qui ont ravagé le paysage urbain du quartier ? Comme le dit Rem Koolhaas, nous sommes entourés de junkspace, un environnement architectural produit en série, où les boîtes uniformes et sans âme ont remplacé des structures significatives, et où « tout ce qui n’est pas junkspace devient invisible » (Junkspace, 2001). Comment se fait-il qu’on n’ait toujours rien compris à la théorie de la forme urbaine malgache, alors même que les ouvrages sur ce sujet, bien que rares, sont si percutants ? Jane Jacobs, qui a toujours défendu « la diversité et l’intensité d’utilisation » des quartiers urbains (The Death and Life of Great American Cities, 1961), aurait sans doute déploré cette déconnexion entre l’architecture et les besoins des habitants. Elle aurait insisté sur le fait que « des bâtiments anciens, mélangés avec du nouveau, fournissent la diversité des conditions nécessaires pour soutenir une véritable vitalité urbaine ». Quelle idée supra saugrenue d’avoir incité le maître d’ouvrage à s’élever aussi haut pour une qualité aussi basse, alors qu’il aurait suffi de céder à une lecture urbaine littérale pour comprendre que « la forme suit l’inclusion sociale ». La vocation de ce quartier restera hautement populaire, destinée à faire épanouir une troisième génération d’habitants tellement soucieux de leur réinterprétation réussie de l’urbanité malgache qu’ils ont un coin Wi-Fi côtoyant des tables de fanorona dans un mini-jardin dédié aux beantitra. Cette juxtaposition de technologies modernes et de pratiques traditionnelles résonne avec la pensée d’Henri Lefebvre, pour qui « l’espace est un produit social », un lieu où les interactions humaines et les réalités contemporaines se croisent pour créer un tissu urbain riche et complexe (La Production de l’Espace, 1974). Et pas loin, le plus beau théâtre de verdure que j’aie jamais visité, consacré à l’épanouissement de la culture urbaine. Hip-hop, graffiti, les arts, ouesh.
Si la pauvreté sociale tananarivienne est souvent illustrée par l’image de cet enfant en guenilles mendiant à la fenêtre d’une V6 ou par la présence très matinale de la lavandière acharnée sur sa pile de linge malgré le filet d’eau aussi famélique que l’enfant sur son dos, je dirais que la pauvreté architecturale tananarivienne s’inscrit en ce moment dans ces boîtes venues d’ailleurs. Lorsqu’elles s’installent à Ankadifotsy, berceau de nos chères trano gasy bourgeoises, elles démolissent bien plus que le paysage urbain ; elles dépouillent notre spiritualité de la juste mesure de la bonne échelle et de cet esprit de communauté exprimé dans le rapport à la rue. Je n’ai aucune prétention de dire que ce que je produis soit à la hauteur de ce bâtiment religieux d’Analamahitsy, vraiment pas, mais j’ai au moins eu l’honnêteté de respecter ce cahier des charges imaginaire (mais parfois très bien rédigé), en ne contredisant pas la nature du site et en m’efforçant de ne pas dévier de l’imperméance du tissu urbain malgache. C’est une réflexion que je fais souvent en pensant à ma formation dans la plus ancienne école d’urbanisme d’Amérique du Nord, dans la ville coloniale qu’est Montréal, érigée sur un établissement indigène vieille de plus de 400 ans, tout comme sur la cité d’Antananarivo. Il y a quelque chose de familier dans cette superposition des récits architecturaux et des tensions entre tradition et modernité, que j’observe encore aujourd’hui dans les rues de la ville.
En somme, si la brique de terre cuite, le béton armé ou la tôle ondulée sur charpente métallique sont les matériaux imposés, ou si vraiment cette énorme boîte doit régner sur un désert marécageux de rizières en sursis, ainsi soit la commande. Mais, comme l’a défendu Hassan Fathy dans Architecture for the Poor, le choix des matériaux ne doit jamais être vu comme un simple fait technique ; c’est une décision qui façonne la vie des habitants et leur environnement. « L’architecture n’est pas un art gratuit, elle est déterminée par les conditions sociales et matérielles ». Nous allons tout de même essayer de faire de notre mieux pour construire une conversation et élever la qualité architecturale, afin d’apporter une valeur ajoutée au contexte urbain. Mais parler pour parler, pour au final ne rien dire et céder à la pression tellement tentante de signer juste pour signer, je ne sais pas vraiment si c’est pour cette raison que nous sommes dans cette profession. Bref, ataovy foana ilay asa fa mba ataovy tsara fa lasa ouaina eto daholo re tsika rehetra e…