Je me rappelle surtout de mon enfance en termes de “Madeleines de Proust” et j’ai gardé des souvenirs marquants de ces événements gastronomiques : les pizzas que mon papa calait dans les bagages à main au départ de Milan, ma première photo Polaroïd dans un café du quartier de la Gaîté à Paris, et la deuxième dans un McDo du New Jersey ; l’odeur citronnée du gâteau basque qu’on allait chercher tout chaud dans la pâtisserie du Port de Ciboure avec maman, les moules-frites de Lille ou les langoustes sur les plages de Fort-Dauphin. On ne saura jamais comment ils conservaient la mayonnaise.
Mais ce qui continue de hanter mes souvenirs d’enfance, ce sont ces carapaces de tortues alignées dans notre jardin d’Ambalavao, tout le long de la clôture. La tradition, fomba tsy hita izay maha ratsy azy, pour certaines cultures du Sud de l’île, était de cuire la tortue en ragoût bien épicé. J’en mangeais en me pourléchant les babines lors des dimanches de fêtes, et après nous allions prendre le dessert, une mousse au chocolat, à la station Solima de la ville. Ma conscience activiste s’est réveillée à l’adolescence, quand les effluves de la cuisson commençaient à me donner la nausée et que, cultivée par la lecture des magazines Vintsy publiés par le WWF de l’époque, je m’éduquais sur notre responsabilité collective. Nous, les gens “bien”. Les élites.
J’ai été sensibilisée par les maîtres et maîtresses à l’école primaire, les documentaires très rares à la TV, les visites dans les sites protégés encore balbutiants d’Ivoloina, d’Isalo et surtout d’Andasibe. J’ai commencé à apprendre mon rôle de citoyenne dans la protection et la valorisation de ce qu’on nous a légués. J’ai appris à me responsabiliser et à cultiver des principes, des valeurs que beaucoup de personnes de ma génération semblent prendre comme un accessoire, un apparat. Utile pour soi, agréable, confortable, mais pas obligatoire.
J’ai préféré introduire le sujet avec un très long chapitre sur mon passé de privilégiée dans le pays le plus pauvre du monde, pour finir par une conclusion très sèche sur la situation fin 2024. On ne peut que déplorer la complaisance, le désengagement et le déni de beaucoup trop de beau monde. Nous, les gens “bien”. Les élites.
Quelques articles, tous récents, parlent de ces Malgaches voyageurs à statut spécial qui se transportent avec des centaines de tortues endémiques dans leurs bagages, avec, sans aucun doute, l’aide de dizaines de gens comme eux. Comme nous, les gens “bien”. Les élites. Car ce ne sont pas les petits braconniers de la savane qui auront accès à un passeport pour Dubaï.
video : une belle tortue dans un jardin de Moroni