
Les talus patrimoniaux d’Ambohimanga, les tamboho gasy, érigés il y a environ 400 ans avec un mortier à base de chaux et de coquilles d’œufs, témoignent de la durabilité exceptionnelle de cette technique de construction vernaculaire. de même pour les manda, ces barbacanes (en photos ici) qui nous prouvent notre maîtrise de techniques bien perdues. Malgré des siècles d’exposition aux intempéries et à l’érosion, ces structures demeurent intactes, prouvant l’efficacité du carbonate de calcium contenu dans les coquilles d’œufs, qui renforce la résistance et la longévité du mortier. Ce savoir-faire local, parfaitement adapté au climat tropical humide de Madagascar, démontre la pertinence de l’emploi de matériaux naturels dans des constructions durables et résilientes.
En lisant Didier Nativel, “Maisons royales, demeures des grands à Madagascar. L’inscription de la réussite sociale dans l’espace urbain de Tananarive au XIXe siècle”, j’ai appris que l’exploitation de la chaux était autrefois un privilège réservé à une certaine classe sociale, et que sa distribution était strictement régulée par édit royal. Cela me fait réfléchir. Après presque 12 ans à Madagascar, je me rends compte que j’ai très rarement travaillé avec la chaux, un matériau pourtant essentiel dans de nombreuses constructions historiques. Est-ce que cette rareté trouve encore aujourd’hui ses racines dans ces anciennes restrictions ? Remontons aux bases pour mieux comprendre : qu’est-ce que la chaux et à quoi sert-elle vraiment ?
La chaux, utilisée depuis des millénaires, est obtenue par la cuisson du calcaire. Cette opération produit de la chaux vive, qui peut ensuite être éteinte pour donner de la chaux éteinte ou hydraulique. Dans la construction, elle possède de multiples applications : fabrication de mortiers et d’enduits, stabilisation des sols, isolation thermique et phonique, ainsi que restauration de bâtiments historiques. Sa capacité à laisser les murs respirer, grâce à sa perméabilité à la vapeur d’eau, est précieuse pour éviter les problèmes d’humidité. Souple, elle accompagne les mouvements des structures, évitant ainsi les fissures. La chaux présente aussi des propriétés antifongiques et assainissantes, ce qui limite le développement de moisissures dans les constructions. Écologique et polyvalente, elle s’inscrit parfaitement dans les projets de construction durable et dans la préservation du patrimoine architectural.
À Madagascar, le ciment domine le marché de la construction en raison de sa disponibilité et de la rapidité de mise en œuvre, avec un coût total estimé entre 3 500 000 MGA et 3 700 000 MGA pour une structure de 100 m². En revanche, bien que la chaux soit plus écologique et adaptée aux constructions bioclimatiques, elle est moins répandue, notamment en raison du manque de main-d’œuvre qualifiée et de son temps de séchage plus long. Cela se traduit par un coût plus élevé, environ +15% pour une surface équivalente. Toutefois, la chaux offre des avantages à long terme, notamment en termes de durabilité et de régulation de l’humidité, justifiant son utilisation dans des projets orientés vers la durabilité.
Quand on escalade les places fortes, celles bien défendues par des hadivory, on ne vous raconte pas souvent les détails de ce qu’on y découvre. Déjà, il faut y arriver, et rien que cela, c’est une épopée. Les galeries, les tsilo… de quoi graver à jamais ces moments dans nos mémoires. Quant aux bâtis, dans les rares vestiges que j’ai pu observer, je n’ai pas pu examiner de près le type de mortier utilisé, mais je suppose par extrapolation qu’il doit être contemporain des techniques d’Ambohimanga. Et pourtant, bien avant cette époque, on pourrait théoriquement en retrouver des traces du côté des cités septentrionales de l’île, comme Mahilaka et Vohémar. Hélas, mes lectures — souvent en diagonale — ne m’ont pas permis de découvrir beaucoup de détails à ce sujet. Peut-être que l’archéologie architecturale n’a pas encore suffisamment creusé ces sites. Mais il est certain que la chaux, déjà largement utilisée dans le monde swahili, devait y jouer un rôle important.
Un extrait du “A Short History of the Use of Lime as a Building Material – Beyond Europe and North America” de Dorn Carran et al. souligne justement que, dans les régions côtières de l’Afrique de l’Est, les premiers bâtiments étaient principalement construits en boue et en chaume, avec parfois du mortier de corail. À Kilwa, dès 800 après J.-C., l’usage de la chaux était marginal, souvent réservée au badigeon pour protéger les structures sous-jacentes. Mais après le XIIe siècle, l’essor du commerce et de la richesse dans ces régions côtières a entraîné une hausse significative de l’utilisation du mortier à la chaux et des constructions en pierre. Cela dit, l’introduction de la chaux dans ces régions semble bien plus être une innovation locale qu’une influence étrangère.
Au XIXe siècle, sous Radama Ier, le royaume merina s’est ouvert aux influences européennes, notamment via les îles voisines comme Maurice et La Réunion, où l’usage de la chaux était déjà répandu. Des artisans créoles, maçons de formation, auraient pu être invités à Antananarivo pour travailler sur des projets royaux, marquant ainsi le début de l’utilisation plus systématique de la chaux dans les grandes constructions, avant même la colonisation officielle de 1896. Et bien sûr, les missionnaires anglais, comme James Cameron, arrivés au début du XIXe siècle, ont joué un rôle crucial dans l’introduction de nouvelles techniques de construction, y compris l’usage de la chaux. Cameron, qui participa à la construction du Temple d’Ambatonakanga en 1867, utilisa probablement ce matériau pour les mortiers de ce premier grand édifice en dur de Madagascar.
Dans les années 1930, la société Chaux et Ciments de Madagascar a tenté de développer une production industrielle de ciment sur l’île, avec l’ambition de rivaliser avec les importations européennes. Soutenue par la société des Ciments Vicat, l’entreprise a investi massivement dans la région d’Amboanio, construisant une cimenterie moderne. Le projet a d’abord rencontré un succès prometteur, avec une production prévue de 50 000 tonnes par an et des infrastructures impressionnantes, incluant un port pour faciliter l’exportation. Cependant, cette réussite fut de courte durée. La baisse drastique des coûts de fret pour les ciments étrangers a rendu la production locale non compétitive, menant la société à la liquidation en 1935, seulement deux ans après ses débuts.
Aujourd’hui, la production de chaux se concentre principalement dans certaines régions de Madagascar riches en ressources calcaires, telles que Mahajanga, Antsirabe et Tuléar. Fabriquée artisanalement, la chaux reste un matériau indispensable, notamment pour stabiliser les sols ou réaliser des enduits, dans des zones où les matériaux modernes sont difficiles à obtenir. La chaux, loin d’être reléguée au passé, reste au cœur de l’histoire de l’architecture de Madagascar, non seulement en tant que symbole de durabilité, mais aussi comme un lien vivant entre les savoir-faire anciens et les enjeux actuels. Les épisodes industriels du XIXe et XXe siècle démontrent le potentiel économique de ce matériau. Alors, je me demande bien pourquoi on n’en étale pas partout comme de la confiture ?